INSECURITE
L'État comme les séparatistes sont accusés d'utiliser l'enlèvement comme une arme de guerre et de contrôle social. La disparition et l'assassinat du journaliste Martinez Zogo participe de cette guerre larvée menée contre la population.
Le célèbre journaliste radio Mbani Zogo Arsène Salomon, plus connu sous le nom de Martinez Zogo, a été retrouvé mort [le 22 janvier] dans la banlieue de Yaoundé, la capitale du Cameroun, après avoir été enlevé par des inconnus cinq jours auparavant. Son corps en décomposition présentait des signes indiquant qu'il avait été torturé avant sa mort. Ce meurtre n'est que le dernier en date d'une longue série, attestant d'une hausse au Cameroun des disparitions forcées se concluant parfois par des meurtres. Lors d'un incident survenu l'an dernier, 40 chauffeurs de moto-taxi et livreurs à moto ont été arrêtés puis placés en garde à vue. À la suite de quoi 24 ont été incarcérés dans une installation militaire à Bamenda, la capitale de la région du nord-ouest du Cameroun, avant d'être finalement accusés, devant les tribunaux, de collaboration avec les séparatistes anglophones.
Martinez Zogo, l'assassinat de trop ? Sa mort a tellement bouleversé l'opinion dans le pays et au-delà qu'elle a obligé le président Paul Biya à sortir de sa torpeur helvétique. "Le chef de l'État veut savoir qui a tué le journaliste lanceur d'alerte et [connaître] les circonstances de son assassinat brutal", indique Cameroon Info. Depuis la Suisse, où il aime passer la majeure partie de son temps, le président camerounais, jusqu'alors "très discret sur le sujet", a demandé à ses services de diligenter une enquête, deux semaines après la découverte du corps en décomposition de Martinez Zogo, qui portait les traces d'atroces tortures. Car la victime était une figure centrale du journalisme d'investigation. « Journaliste à forte audience », sur la radio Amplitude FM, dont il était également le directeur, « il animait l'émission Embouteillage, qui dénonçait à foison les détournements d'argent public et autres comportements inciviques », indique ainsi Wakat Séra.
L'affaire a pris une ampleur inédite dans ce pays tenu d'une main de fer par Paul Biya puisque Maxime Eko Eko, patron de la Direction générale de la recherche extérieure (DGRE), autrement dit le service de contre-espionnage camerounais, a été entendu le 1er février au secrétariat d'État à la Défense, rapporte Actu Cameroun. Il a également été remplacé à la tête de la DGRE. Outre Maxime Eko Eko, ce sont « près de 20 agents du renseignement suspectés » qui ont été mis « aux arrêts », indique de son côté Cameroun Web. La soeur de l'une des 16 personnes dont on a perdu la trace dans cette affaire nous a raconté ce qui s'était passé le jour où elles ont été emmenées, en avril dernier : "Mon frère m'a appelée et m'a demandé d'étendre au soleil sa tenue traditionnelle. Après cette conversation, je ne l'ai plus jamais revu, ni entendu parler de lui." Et ce, malgré ses visites dans différents commissariats de police et brigades de gendarmerie pour demander des informations à ce sujet.
Crise anglophone en arrière-plan
En 2020, le gouvernement camerounais a reconnu la mort en prison du journaliste Samuel Wazizi, peu après son arrestation l'année précédente à cause des reportages critiques qu'il avait fait sur la gestion du conflit séparatiste par le gouvernement. Ce conflit, qui apparaît en toile de fond de la plupart de ces disparitions, a débuté en octobre 2016, lorsque des syndicats d'avocats et d'enseignants ont organisé des manifestations dans la rue pour protester contre l'emploi obligatoire du français dans les écoles et les tribunaux des deux régions anglophones du pays. Ces deux régions, situées dans le nord-ouest et le sud-ouest du Cameroun, abritent environ 5 millions de personnes sur les 24 millions d'habitants que compte le pays. Lorsque ces mouvements de protestation ont été réprimés par l'État, la situation a dégénéré en une lutte armée pour l'indépendance de ce que les sécessionnistes appellent l'Ambazonie. Les disparitions jouent un rôle crucial dans ce conflit, toutes les parties procédant à des enlèvements qui empêchent les familles concernées de tourner la page.
« Cela fait plus de quatre ans aujourd'hui qu'il a disparu, mais je ne peux toujours pas dire où se trouve mon père, ni s'il est vivant ou mort, explique Abedine Akweton Abilitu, 27 ans, dont le père, soupçonné de collaborer avec les rebelles, a été arrêté en 2018. J'ai dû abandonner l'école pour aider ma mère à rechercher mon papa. » Sa mère est morte en mai dernier sans avoir pu savoir ce qu'il était arrivé à son mari. «Il est extrêmement difficile de réclamer justice ». Les groupes sécessionnistes sont également accusés de faire disparaître des gens. Leurs principales cibles sont les fonctionnaires présents dans les zones de conflit. Ainsi, en juin 2021, ces groupes ont été accusés d'avoir enlevé six hauts dignitaires dans le sud-ouest du pays, dont l'un est mort par la suite. En décembre de la même année, le chef local Fon Yakum Kevin Teuvih, qui était à la tête de l'Assemblée des chefs traditionnels du Nord-Ouest, a été enlevé par des séparatistes.
Lorsque les ravisseurs sont des rebelles, il est d'autant plus compliqué de porter l'affaire devant les tribunaux et de clore les dossiers. « Comme ils n'ont pas de structure juridique ni de chaîne de commandement visible et organisée, il est extrêmement difficile de réclamer justice », souligne Blaise Chamango, directeur de Human is Right, une organisation de défense des droits de l'homme. Les défenseurs des droits de l'homme ont parfois recours à des stratégies inhabituelles pour obtenir des réponses. « Je me souviens qu'une fois nous avons demandé à une dame d'aller pleurer devant le poste de sécurité de Buea, où son fils était détenu au secret depuis des mois, et trois jours après il avait été libéré sans conditions », raconte Blaise Chamango. Selon les rapports du Crisis Group et du Bureau des Nations unies pour la coordination des affaires humanitaires au Cameroun (l'Unocha), plus de 2,2 millions de personnes seraient touchées par ce conflit au nord-ouest et au sud-ouest du Cameroun. Selon ces mêmes rapports, plus de 6 000 personnes auraient été tuées et 956 000 déplacées, dont plus de 70 000 seraient allées se réfugier au Nigeria.
Le Courrier International
Politique, dimanche 26 février 2023
Article publié dans le journal Le Canard Libéré du Cameroun
www.lecanardlibere237.com
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